Jérôme Saddier discours FCA 20 mai 2025

Discours de Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif et de Coop FR - Rencontres de la FCA, 20 mai 2025

Mesdames, Messieurs, cher-e-s ami-e-s,

Merci cher Jean-Pierre, cher Olivier, pour l’invitation à intervenir devant une telle salle de coopérateurs, et avec un panel d’intervenants d’une telle qualité. La FCA et le Crédit Coopératif sont des partenaires loyaux et fidèles, qui construisent bien des choses ensemble, et j’ai le plaisir de compter sur la présence de la FCA à notre conseil d’administration depuis de nombreuses années.

Car le Crédit Coopératif ne serait pas (entre autres) la « banque coopérative des coopératives » s’il n’était pas administré par des sociétaires provenant d’un large éventail de secteurs d’activités. Et le Crédit Coopératif ne serait pas ce qu’il est sans vous, puisque nombre d’entre vous êtes nos clients et sociétaires. Ainsi, vous participez au projet d’une banque différente, attachée à la pédagogie comme à la transparence de l’argent ; à l’utilité sociale comme à la responsabilité territoriale ; à l’innovation comme à la citoyenneté économiques ; à la solidarité comme à la démocratie.

Ce ne sont pas des principes dont nous sommes les seuls propriétaires ni les seuls exemples, mais nous nous attachons à les mettre en valeur dans l’intégralité de notre modèle d’affaires, avec toutes nos parties prenantes, et désormais grâce à notre nouveau plan stratégique : 100% engagés ! C’est ainsi que depuis plus de 130 ans, nous avons progressivement accompagné la construction et le développement du mouvement coopératif français. Cela nous donne beaucoup de responsabilités à son égard, et cela nous qualifie un peu pour parler en son nom, voire pour l’incarner ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vais aujourd’hui élargir le propos et parler au nom de l’organisation commune des coopératives, à savoir Coop FR, en m’appuyant sur votre beau mot d'ordre : « faire la différence avec nos différences ».

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« Les principes constitutifs des coopératives, nés dans l’action, vont devenir une identité collective : celle de tout le mouvement coopératif mondial.»

Dans quelques semaines, je serai à Manchester pour l’assemblée générale de l’Alliance coopérative internationale. Au cœur du berceau des coopératives donc, puisque c’est à côté, à Rochdale exactement, que fut créée la première coopérative en 1844. Une coopérative de consommateurs, majoritairement des tisserands, constituée afin de se nourrir et de s’approvisionner dignement. En s’appuyant sur des pratiques anciennes, « Les Equitables Pionniers de Rochdale », puisque c’est ainsi qu’ils se sont dénommés, ont activé un puissant levier d’action économique (la coopération) ; ils ont créé le prototype d’une nouvelle forme d’entreprise (la coopérative) ; et ils ont initié un mouvement qui a gagné tous les pays du monde (le coopérativisme).
En cette « année internationale des coopératives », décrétée par l’assemblée générale des Nations-Unies (à l’occasion du 130ème anniversaire de la création de l’Alliance coopérative internationale), il est bon de rappeler qu’il existe dans le monde 3 millions de coopératives comptant 1 milliard de membres, et qu’elles sont actives dans la plupart des secteurs d’activités économiques, avec des variantes selon les pays et les continents. Chers amis coopérateurs ou amis de la coopération, je vous suggère, je nous propose, de ne jamais oublier d’avoir conscience de cette force – a fortiori lorsqu’elle est coordonnée.
Mais d’où est venu l’élan fondateur de ces « équitables pionniers » ? D’un besoin : vivre dignement. D’une évidence : la solidarité par la coopération. D’une philosophie : agir ensemble rend plus forts. Les principes constitutifs des coopératives, nés dans l’action, vont devenir une identité collective : celle de tout le mouvement coopératif mondial. Nous rappelons cette identité, qui doit beaucoup aux coopérateurs français, dans le « Manifeste coopératif » que Coop FR a publié cette année.

Je pourrais vous raconter des dizaines d’histoires de coopératives. Celles de leurs fondateurs, de leurs théoriciens et de leurs militants qui les ont écrites  ; celles des entrepreneurs et des travailleurs qui les ont permises. Je pourrais vous parler de leur inspiration, principalement chrétienne ou socialiste – parfois les deux. Je pourrais vous parler de leur poids dans notre économie avec des chiffres, ou dans l’identité nationale du Québec avec des mots voire des chansons. Je pourrais vous parler des banques coopératives qui ont permis à chacun d’entre vous d’avoir un compte en banque à partir d’un modèle né en Allemagne en 1862 ; comme je pourrais vous parler de la puissance coopérative dans le secteur de l’énergie aux Etats-Unis. Je pourrais vous parler du Groupe basque espagnol Mondragón, le plus puissant groupe coopératif industriel du monde avec ses 80000 travailleurs sociétaires, comme je pourrais vous parler des coopératives scolaires qui financent les sorties de vos enfants, ou des coopératives qui se créent dans la presse et les médias pour protéger la liberté de l’information. Je pourrais vous parler de l’Orchestre de Chambre de Toulouse qui est une Scop comme l’est Acome, leader mondial du câblage de haute technologie, ou de Duralex qui vient d’en prendre la forme… Et vous parleriez bien mieux que moi des coopératives d’entrepreneurs dans le commerce et les services… 

Toutes ces histoires, dans des contextes et des activités très différentes, ont des points communs flagrants : une action commune qui se traduit par une propriété collective gérée dans l’égalité démocratique ; du courage pour faire et pour entreprendre, dans la liberté et la responsabilité ; de la valeur créée ensemble, qui sera principalement consacrée à la pérennité de l'entreprise et redistribuée dans la mesure du possible aux sociétaires et aux collaborateurs de l’entreprise ; mais, aussi, une utilité sociale qui dépasse souvent l’objet principal de nos entreprises, en toute fraternité. Toutes ces histoires sont les nôtres et n’en forment qu’une : celle des coopératives, des femmes et des hommes qui les constituent ; celle des territoires dans lesquelles elles s’inscrivent toujours très fortement. Nous sommes tous ensemble dans la grande histoire économique de notre pays, et pas du tout dans la marginalité. 

« Toutes ces coopératives ont été des projets de coopération avant d’être des coopératives.»

Toutes ces coopératives ont été des projets de coopération avant d’être des coopératives, car le principe l’emporte largement sur la forme juridique. Même si mon rôle est de promouvoir et défendre en votre nom les principes statutaires des coopératives, ce qui m’importe le plus, à dire vrai, c’est de revendiquer le principe de coopération qui me semble plus que jamais nécessaire dans un monde en plein bouleversement et, pour ce qui nous concerne, dans une société française en plein désarroi. La réconciliation des Français que j’appelle de mes vœux passe par une large coopération au service d’un idéal commun – de quelque chose qui nous dépasse nécessairement : réapprenons à faire des choses un peu plus grandes que ce que nous sommes !

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Depuis le début de l’année, nous sommes entrés brutalement dans un monde qui pourrait opposer durablement la logique de compétition la plus féroce entre empires, à celle de la coopération régulée entre régions, continents et acteurs. Deux visions du monde que n’opposent plus vraiment le rapport à l’économie (globalement régie par les mécanismes de marché), mais qui se distinguent voire s’opposent dans leur rapport à la démocratie.

C’est une « course à la survie » qui semble désormais engagée. Les grands acteurs économiques et étatiques ont bien compris que, dans un monde aux ressources finies, c’est la question du maintien de notre confort de vie d’occidentaux qui est en jeu. Que la notion même de compétitivité change de sens à mesure qu’elle touche à l’avenir du vivant. Certains en déduisent que la seule réponse est dans la prédation radicale des ressources énergétiques et des matières premières afin de rendre possible pour quelques-uns la continuation du même modèle de production et de consommation. C’est la logique assumée des empires, qui s’attèlent dès à présent au contrôle des grandes voies de transport et des moyens de communication. Dans cette vision du monde, la démocratie est condamnée par avance : trop lente, trop imprévisible, trop éloignée de ces grands intérêts privés. Voilà ce qui semble nous menacer. 

Je veux croire que nous y échapperons car le pire n’est jamais sûr, car l’histoire n’est jamais écrite, car l’Humanité est résiliente. Mais reconnaissons ensemble que nos repères et nos certitudes sont bouleversés : au cours de ces trente dernières années nous avons cru, avec sans doute des nuances entre nous, à une mondialisation heureuse, aux dividendes de la paix, à une régulation harmonieuse des relations commerciales… Nous avons admis qu’il fallait progresser aussi rationnellement que raisonnablement vers un horizon plus écologique. Et je suppose tout autant que nous avons considéré comme assez évidente la convergence entre la démocratie et l’économie de marché.

« Nous devons encore aujourd’hui travailler à un nouvel imaginaire économique et social»

Mais la réalité du monde ne ressemble assurément pas à la « fin de l’Histoire » telle que la proclamait Francis Fukuyama au début des années 1990 lors de la chute du bloc soviétique. En fait, le monde que nous semblons découvrir s’est construit dans l’ombre pendant ces trois décennies. L’Histoire n’est pas figée. Tout est toujours possible : il y a des revirements, des accidents, du tragique et, parfois mais rarement, une paix fragile qui permet une prospérité relativement partagée. Nous, Européens, avons largement payé ce prix de l’Histoire ; nous devons encore aujourd’hui travailler à un nouvel imaginaire économique et social qui ne cède rien sur la question démocratique ni sur les finalités humaines.

Bien entendu, je pense que cet imaginaire de progrès doit reposer sur la coopération plutôt que sur une compétition exacerbée ou, pire, sur une confrontation généralisée. Je pense aussi que cet imaginaire repose sur nos coopératives qui, en plus d’être des actrices économiques, sont des artisanes de la paix. Je ne l’affirme pas au nom d’un corporatisme étroit et dérisoire dans la circonstance, mais au nom de ce qui a porté notre histoire commune. Nous sommes toutes et tous les héritiers de celles et ceux qui, en nous précédant, ont tracé une voie économique qui recherche la performance sans tout sacrifier au profit individuel ; qui n’ont pas attendu des politiques publiques pour satisfaire des besoins économiques et sociaux ; qui ont voulu réconcilier ce qui ne l’était pas spontanément, et qui ont su faire preuve d’esprit de responsabilité collective au service d’une vision pacifiée de la société.

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Cet esprit de responsabilité coopérative est au cœur de ce que nous avons à dire et à faire. Et ce sera ma conclusion.
Le sens de la responsabilité coopérative peut être pour nous une ligne de conduite, entre les partisans d’un laisser faire total qui conduit nécessairement à la confrontation, et les partisans d’une économie toujours plus réglementée voire administrée ; je précise que dans mon esprit, cette classification caricaturale ne traduit en rien un clivage politique ni même une échelle de graduation dans le libéralisme. Je pense que telle n’est pas la question dans le nouveau contexte que je décrivais tout à l’heure.
Je pense que les entreprises doivent peser dans le débat public, mais que la condition pour qu’elles se fassent entendre est de ne pas tout résumer à leur intérêt direct. A  ce titre, je crois que les coopératives doivent s’exprimer : non pas seulement au nom de leurs activités économiques, mais aussi, pour ce qui nous concerne, au nom de leur modèle coopératif, et enfin au nom de la relation qu’elles ont avec l’ensemble de la société. Cette responsabilité coopérative consiste non seulement à entreprendre, mais aussi à réconcilier des intérêts parfois divergents. Elle nous amène à mesurer concrètement combien le progrès humain s’incarne toujours et en continu dans un agencement fragile de liberté et de contrainte. Pour garantir cet équilibre, nous croyons que l’Etat n’en est pas nécessairement le seul garant, et que des entreprises comme les nôtres peuvent y contribuer largement. A condition d’être entendues et considérées comme telles.

J’en veux pour preuve que la réussite de nos entreprises vient assurément de l’alignement d’intérêts le plus naturel et le plus cohérent qui existe dans notre vie économique - c’est la force de nos statuts coopératifs. Cet alignement nous permet d’avancer sans avoir à rendre compte à des parties prenantes extérieures à notre objet social – y compris à l’Etat. Cela nous rend libres dans la seule obligation de nous-mêmes : concentrés sur le temps long, sur nos territoires et sur les personnes qui les habitent ; toute fragilisation de cet alignement d’intérêts rejaillirait sur notre modèle coopératif.

C’est pourquoi nous ne pouvons pas tomber dans le piège du débat étriqué entre compétitivité et durabilité ; par nature, nous sommes des entreprises compétitives et durables. Nous le démontrons au quotidien et dans la durée avec nos performances comparées, par les emplois que nous créons, par les synergies que nous favorisons sur les territoires. Nos choix sont toujours assurés par l’intérêt collectif, qui chez nous se détermine démocratiquement. C’est aussi la raison pour laquelle nous ne devons pas cesser de défendre l’Etat de droit contre ceux qui le considèrent comme un frein à leurs ambitions – de quelques natures qu’elles soient. L’esprit de responsabilité que  nous revendiquons dans nos activités et auprès de nos parties prenantes, aura d’autant plus d’écho et de force en étant toujours plus solidaire du destin de notre nation.

« La responsabilité coopérative est notre horizon collectif dans le débat public.»

La responsabilité coopérative est donc notre horizon collectif dans le débat public. Pour un juste équilibre entre responsabilité et solidarité. Pour une économie performante intégrée dans les contraintes écologiques et sociales. Pour une démocratie forte face aux défis du monde et qui s’incarne dans toutes les cellules de la société, y compris dans les entreprises.
Parce qu’être coopératif, c’est vouloir agir avec les autres, en fonction d’un intérêt commun, et agencer démocratiquement nos éventuels besoins contradictoires en matière de liberté et de protection. Parce que c’est bien avec ces différences que nous ferons la différence.

Je vous remercie.
 

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